De nombreuses personnes d'origines et de milieux fort divers se sont rassemblées ici aujourd'hui, non pas à des fins commerciales ou pour assister à un spectacle, mais pour participer à un événement religieux, et plus précisément bouddhiste.
Je suis très heureux que cette cérémonie se déroule à Barcelone, une ville particulièrement riche sur les plans culturel et religieux, et qui doit aussi son renom aux célèbres jeux olympiques dont certaines épreuves se sont déroulées en ce lieu même. Lors de telles rencontres sportives, les athlètes s'efforcent d'accomplir des prouesses physiques. Nous allons quant à nous déployer les capacités de notre esprit et affûter nos facultés mentales, intellectuelles et spirituelles. Le corps, confortablement installé, lui, pourra rester au repos.
Mais avant tout, j'aimerais remercier les personnes qui ont consacré du temps et de l'énergie à l'organisation de cet événement, ainsi que vous tous, dont la présence témoigne de l'intérêt que vous lui accordez. Je reconnais dans la foule certains visages. Au cours de ces enseignements, les habitués ne vont sans doute rien apprendre de nouveau, mais ils pourront néanmoins se rafraîchir la mémoire, renforcer leur compréhension et leur engagement. Quant aux nouveaux, j'espère qu'ils y trouveront matière à réflexion et auront envie de les mettre en pratique.
Ce que nous avons en commun, humains et non-humains, est une propension instinctive à rechercher le bonheur et à éviter la souffrance. Cet instinct fondamental, qui peut d'ailleurs nous permettre de comprendre l'évolution et la survie des espèces, est présent chez tous les êtres. Qu'est-ce qui distingue alors l'être humain des autres espèces ?
Une de ses particularités essentielles est d'être doué d'une intelligence et d'une faculté de compréhension nettement supérieures. Contrairement aux animaux, il a la capacité de prévoir les conséquences de ses actes, à court et à long terme. Et en ce sens, il est pour ainsi dire unique. Mais cette aptitude propre à l'homme peut aussi être source de problèmes et de souffrances, souvent imaginaires. En effet, la vie humaine est sans cesse troublée par des espoirs, des désirs, des frustrations ou des doutes qui sont le produit même de l'intelligence.
Dans la société actuelle, l'être humain est particulièrement sujet aux angoisses et à l'insatisfaction. Il nous semble que jadis, la vie était plus simple. Certes, le développement économique était moindre et les gens moins cultivés, mais les frustrations et les inquiétudes étaient moindres, elles aussi. Sachant que notre désir fondamental est de vaincre la souffrance, ou au moins de l'amoindrir, et que notre intelligence peut devenir un facteur supplémentaire de souffrance, ne vaudrait-il pas mieux nous abstenir de développer notre potentiel intellectuel, notre faculté d'intelligence ?
Ma réponse est un « non » catégorique. Non, car le calme ou l'absence temporaire d'angoisse résultant d'un manque de compréhension ou d'éducation, n'est autre qu'un produit de l'ignorance. Un tel calme n'est d'ailleurs pas durable car le potentiel des perturbations est toujours présent. En fait, notre faculté d'intelligence, correctement utilisée, peut s'avérer extrêmement précieuse. Employée à bon escient, elle permet de comprendre une situation avec justesse, de cerner un problème et de le résoudre. Elle devient alors un outil efficace pour vaincre la souffrance, et le calme ainsi obtenu sera beaucoup plus fiable et durable. C'est donc vers cela que nous devons tendre.
J'ai l'impression que, dans les sociétés fortement industrialisées, l'être humain et son potentiel d'intelligence sont peu considérés, par rapport à l'importance accordée à l'accroissement des ressources matérielles et aux connaissances relatives au fonctionnement du monde et à la réalité extérieure. A mon avis, même dans la part faite à l'instruction et à la connaissance intellectuelle, trop peu de place est laissée au développement de qualités foncièrement humaines telles l'amour, la compassion et la solidarité. Ces aspects essentiels de l'être humain sont laissés dans l'ombre, la plupart du temps considérés comme appartenant au domaine privé des religions et ayant peu de liens avec les préoccupations quotidiennes de l'individu moyen. A mon sens, ceci est une grave erreur.
Dans ce contexte, quand je parle de ce qui est positif ou négatif, je ne fais pas référence à des valeurs religieuses, mais simplement humaines, à des qualités aussi essentielles que l'amour, la compassion, la solidarité. Que l'on adhère à une religion ou non, ces qualités, qui sont le cœur même des valeurs humaines, ne doivent pas être négligées ou, pire, ignorées. Et, puisque nous sommes des êtres humains, nous ne pouvons vivre pleinement humains qu'en les entretenant et les développant.
Nous connaissons tous, par notre propre expérience, la valeur des qualités humaines comme la compassion et l'altruisme. Nous sommes tous conscients qu'une personne attentionnée et compatissante fait régner autour d'elle, de par son calme, une atmosphère harmonieuse dont son entourage peut immédiatement bénéficier. Au contraire, une personne qui nourrit des pensées malveillantes est non seulement très perturbée et agitée, mais crée autour d'elle une atmosphère extrêmement dérangeante. Il suffit d'ailleurs, pour nous en convaincre, de regarder ce qui se passe à l'intérieur de nous lorsque nous alimentons des pensées négatives. Nous avons aussitôt tendance à en rendre autrui responsable, et donc à le considérer avec beaucoup de suspicion. Il nous semble alors que les autres, voire le monde entier, nous sont hostiles. En fait, nous ne faisons qu'accuser autrui de ce que nous entretenons au fond de nous-même.
Pourtant, si sur le plan individuel et social nous consacrions autant de place au développement des qualités humaines fondamentales qu'à celui des connaissances intellectuelles, nous pourrions devenir des individus plus équilibrés, plus complets, et contribuer ainsi à promouvoir une société plus saine. Dès qu'un individu se tourne naturellement vers les autres et se soucie de ses semblables, qu'il soit financier ou économiste, savant, politicien ou religieux, toutes ses activités ont une portée humanitaire. En revanche, si son activité professionnelle, économique, politique ou même religieuse -je ne parle pas ici de pratique spirituelle mais de religion établie- s'écarte des qualités humaines fondamentales, rien ne garantit qu'il serve la société de façon positive. Comme l'intelligence, l'activité professionnelle peut servir à des fins positives ou négatives.
Le meilleur moyen d'user de cette faculté d'intelligence qui nous caractérise est donc de l'utiliser pour venir à bout de la souffrance et des problèmes fondamentaux de l'existence. Pourtant pour cela, l'intelligence, bien qu'indispensable ne suffit pas. Il faut y ajouter un autre facteur qui nous évitera d'utiliser cet outil de façon trop extrême. La présence de ce second facteur complétera et équilibrera notre objectivité, laquelle reste bien sûr essentielle lorsque nous analysons une situation. Sans elle, nos préjugés et nos sentiments risqueraient d'influencer notre jugement. Mais, par souci d'objectivité, on peut aussi aboutir à une absurdité. Trop détachés de nos propres sentiments, nous risquons de contempler notre expérience comme si elle nous était totalement extérieure. Or ce n'est pas du tout le but recherché. Le facteur complémentaire dont nous avons besoin pour aider l'intelligence est le sentiment d'être personnellement impliqué, relié, concerné. Cet élément est très important car il représente le pôle affectif de notre personnalité. Mais poussé à l'extrême, il peut nous faire perdre toute objectivité et fausser l'analyse de la situation par de nombreux préjugés. Il faut donc trouver un équilibre entre l'intelligence -qui favorise l'objectivité- et les sentiments -qui nous relient personnellement à notre objet d'analyse.
Celui qui juge une situation trop intellectuellement, n'est-il pas qualifié de « froid » ? Ce mot revêt alors un sens péjoratif et personne n'aime être considéré ainsi. Même dans les traditions culturelles modernes, la prétendue objectivité dissociée des sentiments n'existe pas. Dans la société occidentale, par exemple, la mort reste un sujet tabou : ce qui trahit une peur cachée. Et, comme la souffrance qui y est associée est si grande, on préfère éviter de l'évoquer plutôt que de la considérer en toute objectivité. L'être humain, tout intelligent qu'il soit, n'est donc pas pour autant dépourvu de sentiments. Alors, puisque l'espèce humaine est dotée d'intelligence et d'un sentiment d'implication, un équilibre entre ces deux caractéristiques est indispensable.
Evidemment, notre sentiment d'implication peut aussi obéir à nos tendances égoïstes et nous leurrer. En y regardant de près, nous constatons alors que notre motivation altruiste était limitée et dénotait une étroitesse d'esprit. Mais, si notre implication est sous-tendue par la compassion et un altruisme sincère, elle sera alors plus stable et plus fiable. Voilà pourquoi, dans le bouddhisme, on insiste tant sur l'association de la sagesse et de la compassion.
Dans le bouddhisme on distingue deux formes de sagesse : la sagesse qui comprend le conventionnel (divisée en cinq et traitant de sujets du domaine relatif), et la sagesse qui comprend l'ultime (la vérité absolue). Bien que cette dernière soit considérée comme supérieure, la distinction entre ces deux sagesses repose uniquement sur l'objet appréhendé. Du point de vue de l'expérience subjective, on ne peut pas les différencier.
Pourquoi est-il essentiel de comprendre la vacuité ? Parce que ce sujet a trait à notre connaissance du monde. En analysant la nature de cette connaissance, nous découvrons que même en ce qui concerne les situations de la vie quotidienne, il y a une disparité entre la façon dont nous percevons les phénomènes et la façon dont ils existent en réalité. Il y a un écart constant entre les deux. Et cette tromperie n'est pas imposée par une volonté extérieure.
C'est pour remédier à cette erreur que, dans le bouddhisme, l'accent est mis sur la nécessité de comprendre la différence entre la façon dont les choses nous apparaissent et la façon dont elles existent en réalité. Cet écart entre l'apparence et la réalité est un vaste sujet de réflexion qui intéresse d'ailleurs aussi la science moderne. Pour agir avec justesse sur les choses telles qu'elles nous apparaissent, il nous faut une connaissance profonde de la réalité qui leur est sous-jacente. C'est à ce titre que comprendre la vacuité est capital.
En ce qui nous concerne, l'écart entre apparence et réalité n'est manifeste que dans certaines occasions. Afin de nous aider à appréhender cette disparité, le bouddhisme nous suggère d'appliquer une formule : analyser la réalité selon deux niveaux, les « deux vérités ».
Cette expression n'est pas propre au bouddhisme. On la trouve également dans la terminologie de l'école hindouiste des Samkya, qui pose, elle aussi, deux niveaux de réalité. Pour cette école philosophique, le monde est divisé en vingt-cinq catégories, dont le substrat (Skt. Prakrit), qui est la vérité ultime. Les vingt-quatre autres catégories sont des illusions qui se manifestent à partir de cette substance sous-jacente. Un modèle expliquant la réalité selon deux niveaux est aussi proposé par d'autres écoles non-bouddhistes de l'Inde antique et par les quatre philosophies bouddhistes : les Particularistes (Skt. Vaibashika), les Tenants des Discours (Skt. Sautrantika), les tenants de la Seule Pensée (Skt. Cittamatra) et les tenants du Milieu (Skt. Madhyamaka). Mais parmi ces dernières, seules les écoles mahayanistes posent les deux vérités comme étant ultimement indissociables bien que composées de traits distinctifs.
Parmi les écoles bouddhistes, c'est l'école mahayaniste « Madhyamaka » qui a la compréhension la plus profonde des deux vérités. Selon cette école, il faut les comprendre comme une unité : le monde des apparences et sa vacuité sous-jacente (son absence d'existence intrinsèque) étant inséparables. Cette unité entre apparences et réalité constitue le niveau de compréhension des deux vérités le plus profond. L'essence de cette doctrine émerge lorsque notre compréhension a atteint un niveau si avancé qu'en percevant simplement que le monde relatif de la production interdépendante est opérant, on réalise aussitôt son absence d'existence intrinsèque, c'est-à-dire sa vacuité. La reconnaissance de la validité de la loi de l'interdépendance nous convainc que c'est uniquement en dépendance d'autres facteurs -par l'interaction de causes et de conditions multiples- qu'une chose ou un événement peuvent apparaître. Et le fait même que les phénomènes apparaissent d'une multiplicité de causes et de conditions prouve qu'ils ne sont pas indépendants, qu'ils n'existent pas en eux-mêmes. C'est cette absence d'existence indépendante qu'on appelle la vacuité.
La perception du monde empirique, composé d'une multitude de phénomènes distincts aux traits spécifiques, issus de causes et de conditions diverses, est appelé, dans le bouddhisme, « vérité conventionnelle ». C'est un niveau de réalité que l'on admet sans postulat métaphysique ou philosophique, c'est l'expérience au quotidien, la façon naturelle dont nous appréhendons le monde. La connaissance de ce niveau de réalité est appelée « la sagesse qui appréhende le conventionnel ».
Pourtant, si insatisfaits de ce simple niveau conventionnel, celui de l'appellation, nous analysons plus profondément le statut d'un phénomène en recherchant le vrai réfèrent derrière les termes et les appellations, nous trouvons un vide, une absence totale du phénomène recherché. Cette absence, ou ce caractère introuvable du phénomène recherché par l'analyse, est appelée « la vérité ultime » ou « la vacuité ». Et la connaissance qui pénètre cette nature est « la sagesse qui comprend la vacuité ». Aussi, peut-on dire que la pluralité est le monde des apparences et l'unicité celui de la vérité ultime. On parle parfois de la multiplicité des apparences et de la saveur unique de l'ultime.
Réfléchir sur ce contraste entre la diversité du monde des apparences et l'aspect unique et singulier de leur façon ultime d'exister, revient à se demander comment l'objet que nous appréhendons se manifeste dans notre esprit. En général, il y a deux façons d'appréhender un objet : selon des caractéristiques affirmatives qui le décrivent ou par ce qu'il n'est pas. La façon ultime d'exister, elle, doit être approchée par la négation et non au moyen d'une description affirmative. En effet, c'est cette absence totale, cette négation d'une existence indépendante, qui constitue la façon ultime dont les phénomènes existent.
Le modèle des deux vérités permet de comprendre la réalité et le fonctionnement de l'esprit qui l'appréhende. La pluralité qui caractérise le monde empirique relève du niveau conventionnel et l'unicité de l'absence d'existence intrinsèque sous-jacente relève de la vérité ultime. Nous remarquons immédiatement que les deux vérités sont définies par rapport à la façon dont nous percevons la réalité. De ce fait, dans le bouddhisme, on expose en détail la nature de la connaissance et on développe les méthodes qui favorisent sa compréhension.
Nos facultés d'intelligence sont donc utiles pour résoudre les problèmes liés à l'existence. Lors de l'examen de la relation entre vérité ultime et vérité conventionnelle, il ne faut pas se contenter d'une vague compréhension mais viser plutôt une véritable connaissance qui pénètre la réalité. Mais comment vérifier si notre compréhension est juste, si elle débouche bien sur une connaissance valide, sans en rester au stade de l'hypothèse ?